jeudi 8 mai 2008

LIVRE : CARGO MÉLANCOLIE



Alexandre Bergamini et la fraternité de la mer

Alexandre Bergamini écrit peu, mais fort et bien. Un recueil de poèmes, accompagné par le peintre Buraglio (Autopsie du sauvage, éd. Dumerchez, 2003), un récit érotique d'une violence innocente, sorte de rituel d'abjection masochiste situé dans un cinéma (Retourner l'infâme, éd. Zulma, 2005) et, à présent, un double journal de voyage, d'abord de Pologne en Somalie, dans un cargo pourri, puis vers le Grand Nord, en compagnie d'une photographe. Pour oser écrire court, il faut être sûr de soi. Alexandre Bergamini est chargé d'une fatalité familiale - le suicide de son frère Vivian, de six ans son aîné - à laquelle il a assigné une fonction inspiratrice et paralysante en même temps. "1962-1980. Une vie dans un tiret", résume-t-il crûment. Tout, dans son rapport au monde, malgré une sensualité parfois impérieuse qui le conduit aux limites du délire et malgré une sensibilité très empathique pour les rejetés, porte cette marque-là. "Grâce à sa disparition, ma vie est plus ample. Grâce. Ce que j'ai perdu, je le retrouve. D'égale valeur. La matière de l'absence, la même essence. Comment dire cela. La vie de mon frère disparu me comble, m'emplit doublement. J'ai deux vies. Moi qui n'en avais plus."

Un tempérament plus faible aurait fait de ce deuil le début d'un naufrage. Bien que, dans son poème, il évoque "Six années de non-vie/de douleur, de mutisme./ Six années de colère", le voyage le long de tant de côtes différentes lui permet de "faire face à l'étrange, au merveilleux, à l'inexplicable que nous rencontrons", pour suivre Rilke qu'il cite en exergue. En poésie, Bergamini a des amis, conscients ou pas (Luis Cernuda, William Cliff, Sandro Penna), mais il est plus dur qu'eux, plus seul encore.

Il retrouve sans le savoir la tonalité classique des journaux japonais (Le Journal de Tôsa). Les brefs poèmes qui ponctuent sa quête n'ont pas d'autre but que de reconstruire l'humanité en soi. De même, les rencontres sensuelles qu'il évoque, furtives ou intériorisées. "Unique refuge contre le gouffre en moi. Pourtant je fuis", dit-il à propos de Karim, qu'il a aimé avant de s'embarquer et qui revient le visiter dans des rêves sanglants. Chaque nouveau venu, chaque ombre masculine entrevue est le double possible du frère mort. Ainsi, Asfie, l'Erythréen, à peine croisé : "Je ne savais pas qu'un frère m'attendait. Double sans espoir. A la fois un frère et le désaveu que ce n'est pas Vivian. Comment vivre sans celui qui révèle." Mais dans la puanteur métallique et la promiscuité des matelots qui s'étouffent de vodka et d'hosties (un soir de Noël), ou face aux icebergs de la banquise, ce mystérieux compagnon de Conrad et de Melville raconte à sa manière l'histoire immortelle à laquelle Orson Welles consacra l'un de ses plus beaux films.

CARGO MÉLANCOLIE d'Alexandre Bergamini. Editions Zulma, 96p., 9,50 €.

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